Venise 7 octobre


«… retour… hier 6 octobre

Jeudi 7 octobre

Le lendemain matin va se perpétrer un triple meurtre ou plutôt un triple assassinat, car cela était prémédité. Trois taches rouges sur les murs, de mon propre sang d’ailleurs, en seront les indices. En fait j’en tuerais un quatrième, mais celui-ci s’avérera être « vide »… peut-être un mâle venu, hélas pour lui, en goguette. Ceci se fera après mon retour du petit déjeuner où, protocole néo sanitaire oblige, on ne se sert plus tout seuls comme autrefois, mais une table avec son nom est affectée à chacun ou à chaque chambrée, il me semble, et une serveuse opère. Cerise sur le gâteau, mais on n’a droit qu’à une seule brioche chacun, j’ai le privilège d’avoir une feuille de menu écrite en français. Je vois bien que je ne peux pas échapper à mon accent. Parmi les choix très classiques, je suis pour le moins étonné de lire qu’il y a du « foie gras » ?! En comparant avec un menu en anglais d’une table voisine où je lis « liver paté » je demande un stylo pour corriger en « pâté de foie ». Mais je n’en prendrai pas pour autant.

Aujourd’hui, la réceptionniste est une jeune fille. Elle est charmante, mais elle n’en balaye pas moins pour autant mes arguments, lorsque je lui demande des explications sur la nuit dernière. Elle me rétorque avec aplomb que personne n’a rien entendu ou du moins, ne lui a rien rapporté. Ha bon ? Pourtant quelqu’un criait bien à gorge déployée, insisté-je. Elle, non, elle reste sur ses positions, et comme pour justifier que, si bruit il y a eu, il est de toute façon normal, elle ajoute qu’ici à Venise, toutes les maisons sont construites «comme ça » et que chez elle, dit-elle, en entend les voisins, d’un air de dire, qu’on vit avec… Je suis attristé, mais elle se veut rassurante. Ce soir, ça se passera bien, me souffle-t-elle. Bon. Mais j’avais une deuxième remarque à lui faire. Pourquoi l’effigie de Don Bosco ne trône-t-elle plus à la pointe de la façade de brique, de ce que semble être une église, dans la cour? Elle, laconique : «  Elle a été emportée lors de la dernière tempête » Et alors ? J’aurai voulu persister avec un : « Et vous n’avez pas pensé à la replacer ou à la remplacer? » Mais je renonce à ce dialogue de sourds. Aujourd’hui les jeunes sont si fatalistes. Et tout de même, je me serais attendu à un peu plus de respect pour le fondateur.

Pensif, je sors pour partir à mon rendez-vous à 11h avec Christian. Je passe au local dit « La Serra », que je connais en face, pour me renseigner du menu au cas où nous reviendrions déjeuner par ici, autre chose que des cicchetti, comme par exemple de bonnes tartes salées et sucrées. Sur le quai, j’en profite pour appeler mon cousin Luigino et lui envoyer mon bonjour depuis la lagune, pour lui remonter le moral, car je sais qu’il avait un rendez-vous hier pour une consultation pour une gène au niveau des sinus. Conséquence, il devra être opéré à nouveau. Mais cela vaut mieux que de continuer à avoir du mal à dormir.

Un peu avant l’heure du rendez-vous, je suis devant l’hôtel Paganelli comme prévu. C’est aussi l’heure de l’acqua alta, mais l’eau est juste au ras du bord et n’a pas envahi les quais où les vendeurs de souvenirs s’affairent. Je me dis que si eux ne s’inquiètent pas, c’est que l’eau ne va pas monter plus que ça. En attendant 11h, je fais quelques pas et je m’engage dans la ruelle à gauche de l’hôtel, la calle San Zaccaria, sans savoir, comme Christian me le dira plus tard, que c’est là, dans une annexe de l’hôtel, qu’il a sa chambre, en face de la gendarmerie. On se croise donc, car quand je ressors de la ruelle je le trouve, avec sa femme sur le quai des Schiavoni.

On se tombe dans les bras. Christian nous présente avec sa femme, qui s’appelle Isabelle. Christian je le vois à peu près tous les 10 ans. Il me corrige. Cela fait 20 ans que l’on s’est vu pour la dernière fois. A’ cette occasion j’avais même fait un film, car on s’était retrouvés Allée des Platanes à Antony. Il y avait encore mon frère Alberto et Denise, la mère de Christian. Et cela rend cette rencontre d’aujourd’hui, sur fond de gondoles, encore plus improbable. On papote un bon moment là, et voulant dire quelque chose d’amusant, en voyant le clocher de l’autre côté du Canal, semblable à celui de St Marc, j’ai eu l’idée de faire une boutade. Je devais dire : « Avez-vous remarqué que vous êtes devant l’île de saint ‘moi‘ », mais je n’ai pas réussi à la placer et c’est peut-être mieux ainsi, après tout…

Sur le quai, là , nous avons comme cela, entamé différents sujets, pèle mêle, mais que nous reprendrons, un par un par la suite, un peu plus tard dans notre promenade. Puis, nous commençons à bouger lentement car je leur ai proposé d’aller plutôt du côté de « Giardini » moins touristique, en passant par l’Arsenal où je voudrais retrouver l’école des mécaniciens de la marine militaire, où mon père à fait ses études lorsqu’il avait 20 ans. Je leur propose donc une dernière journée, de leur séjour, dans la partie de Venise moins connue et plus paisible, surtout que je remarque que Christian boite légèrement. Il me dit que c’est la conséquence de ses deux jours intensifs de marche où ils ont visité à peu près tout ce qu’ils voulaient voir en passant par la place St Marc et le palais des Doges, ainsi que les îles, dont Murano. Il me dit qu’il a pourtant un bon entraînement à la marche, puisqu’il pratique le Golf assidûment, et que cela devrait aller.

Chemin faisant, Christian me parle de sa famille, de ses différents mariages, de ses 5 enfants et 5 petits enfants. Je lui dis qu’à l’occasion, il devrait me mettre tout cela par écrit, pour que je puisse m’y référer, car j’ai toujours eu du mal à mémoriser les noms des personnes sans les avoir jamais rencontrées. A’ cela s’ajoute les 2 enfants de sa femme, qui elle, vient de Toulouse, comme son intonation de voix, aurait pu me le laisser deviner. Au total, une belle famille élargie…

Christian me dit qu’il prend beaucoup de photos. Il a d’ailleurs, pour ce voyage, plusieurs appareils photo avec lui et des batteries de rechange. Il a multiplié les clichés, avouant en faire parfois un peu trop, ce qui l’oblige à passer des heures et des heures, à faire le tri, à ses retours de voyage. Sur le canal de l’Arsenal, je lui indique le bâtiment du musée de la marine, et il repère, puis s’en va pour les cadrer, les deux immenses ancres de part et d’autre de l’entrée, pendant que j’échange deux mots avec sa femme.

J’ai toujours pensé que Christian, qui maintenant est à la retraite, travaillait sur des bateaux de recherche maritime. Sa femme, me dit que non, et qu’il travaillait dans les bureaux de son institution. Lorsque Christian revient, il confirme, et ajoute que c’était d’abord à Paris, puis à Nantes. J’évoque alors ce souvenir, de Alberto nous faisant un compte rendu à nous ses frères, de ses conversations avec Christian. Le nom de l’Institut revenait souvent : Ifremer. Puis l’activité principale du moment : La recherche de nodules, ces concrétions, récupérées dans les profondeurs marines, et riches en terres rares. Technologies d’avant garde de l’époque et qui nous impressionnaient.

Arrivés sur le pont en bois qui enjambe l’entrée de l’Arsenal, Christian immortalise les mouvements des hors bords militaires qui entrent et sortent de l’enceinte. Je lui raconte, qu’il y a 20 ans, l’Arsenal était à l’abandon et que j’ai pu le visiter, en gondole en plus, avec mon amie Michèle, mais que la batterie de mon caméscope m’a lâché à peine la porte franchie. Je n’ai donc malheureusement pas d’images de l’intérieur et je l’ai toujours regretté pour le souvenir de mon père. Je voulais aussi faire un clin d’oeil à Christian pour qu’il ne se sente pas seul d’avoir eu un problème de batterie faible sur son téléphone et qui avait écourté notre conversation le soir où nous avions pris rendez-vous.

Aujourd’hui, l’Arsenal est redevenu zone militaire, et donc zone interdite. De là où l’on se trouve, on peut juste voir de l’autre côté du bassin, l’ouverture dans le mur de briques du fond, que l’on voit sur une photo de l’album de mon père, et qui figure sur le site web que j’ai réalisé. Mais le puissant téléobjectif de l’appareil photo de Christian lève un lièvre. Lorsqu’il m’enverra la photo quelques jours plus tard et en agrandissant le détail, je me rendrais compte que cette porte du fond de l’Arsenal, sur laquelle je faisais une fixation, n’est pas celle qui est sur la photo de l’album de mon père. Encore un exemple où la technologie est sans pitié pour la poésie… Christian touche un mot à sa femme Isabelle, sur mes sites web, qu’il a prit le temps d’aller lire. Il se dit fan de mes écritures. Il ajoute même qu’il a envoyé les liens de mes textes à son fils, professeur de français, qui après les avoir lu à son tour, s’est dit séduit par ma rédaction. J’ai trouvé que c’était vraiment gentil de leur part et je leur en suis très reconnaissant de tous ces compliments…

J’invite maintenant la petite troupe à prendre les petites ruelles, qui suivent un petit canal qui contourne l’Arsenal. Au détour d’un petit pont, nous nous trouvons face à une portion de l’immense mur d’enceinte de l’Arsenal, côté extérieur. Le spectacle de la grandeur dans la simplicité. Avec l’âge j’ai besoin maintenant de lunettes de lecture pour voir de près, mais au contraire mon œil fonctionne très bien de loin. Et je mesure ma chance, dans des circonstances comme celle ci, de pouvoir discerner absolument tous les détails de ces myriades de briques, les proches et les lointaines, leur couleur ocre, et pourtant jamais tout à fait de la même teinte. Quel plaisir tactile de voir chaque brique à sa place, comme un mot dans une phrase, et ce mur imposant, constituant comme un livre, que l’on parcourt du regard, et là où l’oeil s’arrête, de comprendre que la muraille a quelque chose à dire. Le campanile de St Marc m’avait donné la même commotion hier, lorsque j’avais bien pris le soin de le regarder. De loin, l’on note, bien sûr, ses lignes, si caractéristiques et lorsqu’à petits pas l’on se rapproche, apparaît un autre monde, le monde de ses constituants, les briques… innombrables, alignées de la main de l’homme, dont on peut se demander combien de temps il a fallu pour les poser, l’une après l’autre, en s’envolant toujours plus haut, à s’en donner le vertige…

Je poursuis mon chemin, croyant le reconnaître, mais arrivés à une énième bifurcation, j’hésite. Je dois déplier ma carte Michelin de la ville et puis aussi interroger un habitant, pour finalement retrouver le chemin, pourtant simple, pour aller à la place Campo de la Celestia. Pendant ce temps là, Christian fait des clichés des cheminées sur les toits. Il me fait lever le nez et je vois effectivement ces architectures aux formes médiévales de petites tourelles de châteaux forts. Certaines sont particulièrement imposantes et ouvragées et valent bien le clic clac.

En passant, je reconnais un endroit particulier. Il s’agit d’une intersection entre une ruelle large et un boyau très étroit. Les résidents n’ont-ils jamais pensé à mettre là un écriteau ? Car le piège à touristes, dont j’ai fait l’expérience moi-même, de par le passé, est de poursuivre sur la ruelle, alors que la bonne direction est de prendre le boyau. Pour sa part, la ruelle, après un coude, amène sur un canal, en cul de sac. Nombreux sont les touristes à en revenir penauds, mais il ne vient à l’esprit d’aucuns d’entre eux d’avertir les malheureux qui s’engagent à leur tour. Mais pour ma part, c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de jouer à l’agent de la circulation, lorsque j’en vois qui hésitent. Et bien sûr, ils m’en remercient… Montrant l’endroit à Christian, je lui fais le rapprochement avec la structure séculaire des petits villages Corse sur le littoral, que j’avais visité lorsque j’étais allé trouver Alberto, qui travaillait sur l’île. D’abord, il y a bien sûr, à flanc de montagne, les innombrables fenêtres donnant sur la mer, comme autant d’yeux pour scruter l’arrivée d’un éventuel bateau de pirates. Mais le plan des ruelles qui montent de la plage respecte souvent l’objectif de perdre les assaillants. La voie qui semble la plus évidente, parce que plus large ou plus droite, mène toujours vers une impasse. Et la progression vers le coeur du village, se fait en d’improbables détours, qui ralentissent et rendent les pirates vulnérables aux défenseurs. Mais peut-être que dans ce quartier d’habitations populaires de Venise, hors des voies achalandées, le touriste est vu comme un importun, qu’il faut égarer…

Nous finissons par déboucher sur la place « Campo de la Celestia », que je reconnais pour y être déjà venu, il y a plusieurs années, sans avoir réellement réalisé où je me trouvais. Tout un côté de la place est occupé par la façade d’un édifice, qui avait été autrefois le « Couvent de la Celestia », puis avait été converti en Caserne Militaire après l’occupation Napoléonienne et enfin, après l’unification de l’Italie, l’endroit est devenu « l’Ecole des Mécaniciens de la Marine Militaire » qui a ensuite été désaffectée et sur la porte d’entrée aujourd’hui, l’on peut y lire : « Archives de Venise ». J’explique à Christian et Isabelle, que je leur suis extrêmement reconnaissant de pouvoir les prendre à témoins de l’endroit où nous nous trouvons, que je décris sur le site web pour mon père, et dont les murs, tout autour, ont vu son passage, il y a quasiment pas loin d’un siècle maintenant. En allant sur le site de Guerrino, ils pourront dire : « Nous savons maintenant où cela se trouve » Et cela à le pouvoir de me faire sentir un peu moins, « Le dernier des Mohicans »

Nous revenons sur nos pas, car il n’est malheureusement pas possible de faire le tour de l’Arsenal à pied et je me propose de les amener tout près d’ici, via Garibaldi, pour leur faire goûter, à leur tour, ces canapés originaux, que l’on appelle donc des cicchetti, à l’endroit même où je les ai découverts, hier, par hasard. Ce dont je ne me doutais pas c’est que les cicchetti sont en fait une institution à Venise, et donc un passage obligé connu des touristes et que Christian et Isabelle voulaient succomber à la tradition depuis le début de leur séjour, mais qu’ils n’étaient pas encore passés à l’acte. En fait, c’est Isabelle qui voulait y goûter, et Christian qui n’était pas très chaud.

Nous marchons toujours nonchalamment, au soleil, le long du canal venant de l’Arsenal et la conversation roule à bâtons rompus. Christian me raconte que lorsqu’il a fait un peu de drh, et qu’il recevait des candidats pour des postes à pourvoir, il avait une méthode bien à lui pour se faire une première idée sur qui il avait à faire. Il me dit qu’il regardait, les chaussures et les mains. Je sursaute car en fait, j’ai déjà entendu ce discours de la part d’une autre personne. Je raconte donc à Christian, qu’une de mes amies, Suzel, fait exactement la même chose que lui. Chez l’autre, ce qu’elle regarde en priorité, ce sont aussi les chaussures et les mains. Et ce n’est pas dévoiler un secret que de révéler qu’elle a d’ailleurs toujours critiqué mes chaussures. Il faudrait que je les mette, l’un et l’autre, en contact….

Christian poursuit son analyse vestimentaire en affirmant qu’à son avis, les italiens sont en général plus élégants que les français. Je tempère en précisant que ce n’est pas toujours le cas. Peut-être dans le centre des grandes villes comme en Lombardie par exemple, car effectivement je me souviens de mon passage à Brescia, toujours pour aller trouver Alberto, dans une autre affectation, et cette fois à mon retour d’Albanie, il y a 30 ans… En mettant pied à terre de la camionnette de Jean Pierre, l’aventurier que j’avais suivi dans un incroyable périple à travers l’Europe de l’Est, j’avais l’impression d’être arrivé en plein défilé de mode, dans la rue. Tout cela respirait la bourgeoisie aisée. Mais dans mon village, à La Carnia, à l’exception de quelques cousins, plus jeunes, les gens sont habillés beaucoup plus rustique.

Nous avons maintenant rejoint les quais, et c’est sans doute en argumentant sur les excès du luxe, que j’ai dû généraliser la conversation, qui a dû ensuite fourcher sur le gaspillage. Il me vient à l’esprit de poser à Christian, la sempiternelle question que je pose à tout le monde autour de moi, quand j’en ai l’occasion… à savoir s’ils ont une idée du pourcentage de gaspillage mondial dans notre société, qu’il est désormais convenu d’appeler, de consommation. Comme tout le monde, moi-même, avant d’en avoir eu connaissance, j’estimais ce pourcentage à 5%… voire 10%, en croyant pousser le bouchon un peu loin, car 10% de la production mondiale, c’est énorme ! Et bien, aussi étonnant que cela puisse paraître, nous sommes bien loin du compte… Mais Christian va m’épater! Il est le premier, parmi tous les gens que je connaisse, à me donner tout de go, le chiffre réel : 80%. Il le sait parce que c’est, me dit-il, le pourcentage des poissons rejetés à la mer, morts, lors d’une campagne de pêche. Je suis content de connaître maintenant ce chiffre pour la pêche, mais on le retrouve, peu ou prou, un peu partout, dans toutes les branches d’activité. Il n’y a que 20% de la production mondiale qui est réellement utilisée et le reste est jeté à la poubelle, soit sur le lieu de production même, soit très très peu de temps après …

Je n’ai pas le temps de ré-argumenter sur les conséquences de ce chiffre délétère, car nous sommes déjà arrivés devant le Snack Bar Castello. De toutes façons il faudrait consacrer tout un récit, et bien plus de temps encore, rien que pour en lister les conséquences sur notre vie de tous les jours et de réaliser que ce chiffre de Pareto, n’est autre, et pas des moindres, qu’un des points de départ de cette crise mondiale qui nous affecte depuis 2 ans maintenant, et que l’on a mimétisé sous la forme d’une crise sanitaire, mais que le seul but réel est, à l’abris des regards, de freiner la locomotive du capitalisme, lancée à pleine vitesse, pour tenter de faire refroidir la chaudière qui était prête à exploser … Il suffit de constater que, bien que le monde soit à l’arrêt depuis 2 ans, pratiquement personne ne se révolte et les bourses sont paradoxalement aux plus hauts historiques, preuve que, les gens peuvent rester chez eux 4 jours sur 5, sans que cela change quoi que ce soit à leur vie, puisqu’il suffit de piocher dans les 80% de surproduction. Le problème, c’est que depuis longtemps, le travail n’a plus pour but de rémunérer le citoyen, pour qu’il consomme sa propre inutile production, mais de l’occuper pour l’empêcher de réfléchir. Et un peuple qui réfléchit, se révolte. Alors si la contrainte du travail disparaît, on voit bien que l’on est en train d’en mettre en place une autre… la surveillance de masse.

Au Bar Castello, nous nous installons dehors, bien sûr pour moi, car je ne vous rappelle pas ma condition et je fais noter à Christian et Isabelle l’insolite de la situation. Nous sommes dans un des coeurs de la civilisation italienne, nous nous apprêtons à goûter à un des plats traditionnels du pays… mais il sera préparé par… des asiatiques. Nous avions déjà abordé le sujet précédemment en marchant, et j’avais pris l’exemple des bars à Paris, qui sont de plus en plus souvent repris par des asiatiques, alors que jusque là, c’était la chasse gardée des auvergnats.

Aujourd’hui, pour nous accueillir, c’est une femme et je la conduis tout de suite vers l’ardoise des cicchetti pour lui montrer ce que je voudrais qu’elle apporte pour tout le monde. Il se trouve que, installé sous l’ardoise, il y a là un client assis à une table. Il me parle en français, et nous saurons plus tard que c’est un Belge, ce qui me fera me confondre en excuses pour ce malentendu, ce qui aura le don de beaucoup l’amuser. Lui, il les a absolument tous essayés, nous dit-il, et il nous confirme qu’ils sont tous très bons. Sachant cela, je préfère quand même prendre ceux avec les ingrédients les plus originaux et en particulier celui que l’on pourrait appeler le poulpe du diable et en délaisser d’autres trop classiques. Malgré ses efforts la gérante ne comprend pas la présentation que je voudrais donner à la tablée, et revient quand même avec un plateau de cicchetti, mais en buffet. Elle n’arrête pas de parler derrière son masque de papier. Elle est très sympathique, car très expressive, ce qui a le propre de plaire à Christian, qui nous révèle son faible pour les asiatiques et surtout pour celle-là, pour son originalité, à l’opposé de l’image que l’on peut se faire des asiatiques renfermés. Il s’avérera que c’est une chinoise, de Taiwan, et pour faire bonne mesure avec son italien, je lui demanderai de nous dire quelques mots en chinois, car je n’arrive pas à retrouver sur mon calepin, les quelques vocables que j’avais noté, lorsque j’avais invité mon cousin Luigino au japonais de Gemona. Mon cousin m’avait d’ailleurs dit, à cette occasion, qu’il ne reviendrait plus, parce qu’il pensait que dans un restaurant japonais, il ne doit pas y avoir de chinois. La chinoise est tellement volubile que Christian lui demande si l’on ne pourrait pas faire des photos souvenir tous ensemble. C’est d’ailleurs la seule photo que j’aurais de Christian à Venise, car comme moi, il aime bien prendre des photos, mais évite de se faire photographier lui-même.

En se levant de table, je fais remarquer à Christian, l’inscription en bas relief, dans le mur qui nous fait face, mais il me dit qu’il l’avait remarquée et déjà prise en photo. Il s’agit d’un hommage au navigateur vénitien Giovanni Cabotto, connu en France sous le nom de Jean Cabot et « découvreur » du Canada, pour le compte de l’Angleterre. Une des plaques que nous voyons a d’ailleurs été apposée par le Canada, dont le mot signifie « village » en Iroquois. Et moi qui avais toujours cru que le Canada avait été découvert par un français… mais de toute façon, on a découvert depuis, que les vikings avaient déjà caboté le long de la banquise, jusqu’à Terre-Neuve…

Nous partons marcher en remontant la Via Garibaldi et Christian me parle de sa famille, de son père originaire d’Alsace, dont la famille a vécu d’un côté puis de l’autre de la frontière avec l’Allemagne. Parfois c’était eux qui se déplaçaient, parfois c’était la frontière ! Sa mère, elle, était originaire de Sologne, et c’est d’ailleurs là, qu’ils sont maintenant enterrés tous les deux. J’essaye d’apporter mon vécu, en remémorant mes tournées en voiture, dans la France profonde, pour la maintenance des ordinateurs de la société Prime Computer, et que j’ai dû certainement, ne pas passer très loin des lieux dont il me parle. Et puis, pourquoi ne pas y revenir un jour, pour me recueillir sur leurs tombes.

On tourne à la statue Garibaldi, symbole de l’unification italienne, mais qui est né français, à Nice, de parents Génois toutefois, avant que le Comté de Nice ne soit rattaché à la Maison de Savoie et qu’il ne devienne sujet de Victor Emmanuel 1er. Garibaldi, après avoir guerroyé sur plusieurs continents, accepte de passer aux services des français, mais seulement après la capture de Napoléon III à Sedan, car la République est proclamée à Paris. Victorieux d’une bataille, Garibaldi pourra offrir à la France son seul étendard capturé aux Prussiens durant tout le conflit. Autant dire qu’il ne se fera pas que des amis, qui n’auront de cesse d’invalider ses différentes élections à la députation française, malgré les prises de positions en sa faveur de la part de Victor Hugo. Je relate tout cela à Christian car tout cela je l’ai appris sur les canaux de télévision culturel italien que je regarde à défaut des canaux d’informations quotidiennes, qui sont tous devenus, depuis le début de la crise sanitaire, d’une éthique insupportablement douteuse… ce qui est, pour le moins, un euphémisme…

En descendant l’allée ombragée, je montre à Christian et Isabelle mon hébergement de Don Bosco derrière les arbres. Nous passons devant « La Serra », mais on n’y mange pas, car nous avons déjà pris un tiramisu et un café au Bar Castello. Arrivé à nouveau sur les quais, nous prenons à gauche vers les arbres, là où le front de mer, avec ses rambardes en pierre, ressemble plus à Trieste qu’à Venise… et d’ailleurs par là-bas, tout au fond à l’horizon… c’est bien Trieste que l’on devine…

Nous nous arrêtons là, pas loin, dans un établissement qui s’appelle le Bar Paradiso, où j’avais déjà fait une halte avec Suzel et peut-être même à la même table, dehors. Christian a soif et commande une bière en urgence, moi juste un café, mais Isabelle m’invite à mouiller le bec dans son spritz apéro avec un L, pour ne pas citer la marque. C’est une charmante attention, mais malheureusement, non, décidément je ne comprends pas cet engouement planétaire pour cette boisson.

Là, sous les arbres, avec une vue tous azimuts sur la lagune, l’endroit est propice aux confidences. C’est le premier voyage de Christian à Venise, et sachant cela, ces jours derniers je m’étais demandé combien de fois, moi-même, j’étais venu à Venise… Et bien ce nombre avoisine la centaine de fois. La plupart du temps je n’ai été que de passage, juste pour une correspondance, de train ou d’avion, mais parfois je m’y suis arrêté pour visiter, et parfois accompagné. La dernière fois c’était donc avec Suzel, qui tenait tant à voir Venise. Et en remontant dans le passé on trouve Pia, la finlandaise… Michèle et la balade en gondole, donc… Monika, l’albanaise, qui arrivait de Londres… Catherine, la martiniquaise… et Mary l’irlandaise… et elle c’était… il y a 40 ans ! J’en raconte une partie à Christian.

Restant dans la passé, Christian me raconte des anecdotes, certaines qu’il me semble reconnaître et d’autres que j’entends pour la première fois, comme celle-ci, du dentiste. Christian, tout gamin, avait la terreur de ce dentiste, à Antony donc. Lorsque son père l’y a emmené et que le dentiste l’a installé sur son siège, il profite d’un moment d’inattention, pour se glisser hors du cabinet et s’enfuir en courant dans la rue avec son père qui s’est mis à le courser derrière. Cette scène digne d’un film de Truffaut en noir en blanc, a du en faire se retourner plus d’un sur leur passage. Mais où courait Christian ? Et bien il rentrait chez lui. Cette longue poursuite s’est arrêtée juste sur les marches de l’escalier avant d’arriver à la porte d’entrée de leur appartement qui était, soit dit en passant, au 4eme et dernier étage de la barre d’immeuble, Allée des Platanes. C’est à ce moment là que le père de Christian a réussi à attraper son fils par la manche. Mais le bruit de leur folle montée, avait fait sortir sa femme, la mère de Christian, et la voisine d’en face, ce qui a eu pour conséquence de calmer les esprits. Et je ne crois pas que Christian y soit retourné chez ce dentiste, d’après ce que j’ai compris…

Je profite de la présence de Isabelle, qui n’en connaît peut-être pas les détails, pour revenir sur un grand classique que nous avons déjà évoqué n fois, lors de nos précédentes retrouvailles avec Christian et Alberto. Il s’agit de la célèbre réplique que ma mère sortait lorsqu’elle ne voulait pas que mon frère sorte, justement, quand son camarade Christian venait le chercher. L’histoire était racontée par ma mère elle-même : Christian sonnait à la porte et une fois que ma mère lui avait ouvert, il savait très bien qu’il ne devait pas dépasser le seuil, car chez ma mère on n’entrait pas avec ses chaussures. Elle était contente de le voir, là, tout souriant, obéissant, bien endimanché et les cheveux bien plaqués et peignés sur le côté. Mais elle ne disait pas toujours oui. Parfois lorsque ma mère se sentait fatiguée et que le temps était maussade, elle s’imaginait le travail que la sortie de mon frère allait lui procurer lorsqu’il allait ensuite rentrer. Elle savait que Alberto allait inévitablement se salir et qu’il aurait fallu tout relaver. Car ma mère lavait et relavait tout. La boue à l’extérieur et la poussière à l’intérieur, étaient ses ennemis. Alors elle avait cette phrase, un peu poétique, pour dire que le temps était à la pluie et justifier son refus. Elle disait : «  Il fait houmide » avec cette prononciation du « u » à l’italienne, car trop difficile à la française. Et Christian repartait sagement. Mais bien sûr, Christian s’en souvient encore aujourd’hui, après 60 ans, et il répète cette phrase, plusieurs fois, comme pour lui-même…

Le père de Christian et mon père travaillaient tous les deux chez Citroën. Je me souviens très bien de la 2CV du père de Christian. Comme il l’utilisait pour transporter toutes sortes d’objets de récupération, il avait enlevé tous les sièges, ne laissant que celui conducteur. Christian évoque la disparition de son père, dans des circonstances tellement soudaines et inattendues, qu’elle lui a laissé des images d’une immense tristesse, pour n’avoir rien vu venir. Je confronte avec mon propre père, qui lui, n’a rien voulu voir venir et que j’ai l’habitude de comparer avec Mitterrand, car, ils sont nés la même année, 1916, et sont morts la même année, 1996, de la même maladie, ou presque. L’un a eu à son chevet les meilleurs médecins de France et à souffert le martyr des traitements, pendant deux septennats. L’autre ne s’est inquiété de rien, même lorsqu’il urinait du sang, chose que je n’ai su que bien plus tard et s’est éteint paisiblement en quelques jours.

Le mensonge d’Etat de Mitterrand, nous amène à évoquer l’omerta organisée des journalistes, qui est un sujet grave et même d’actualité, tant la désinformation règne sur tous les médias officiels, où même la censure du temps de De Gaulle nous paraîtrait aujourd’hui, bien anodine. Je me suis toujours demandé pourquoi il y a des affaires qui sortent et d’autres qui ne sortent pas. Aujourd’hui, pour la moindre attitude qui ne plait pas ou qui ne plait plus, l’on peut se retrouver sous le feu infernal organisé des réseaux sociaux. Alors que la double vie sentimentale de l’ancien président, a été par consensus, escamotée, Christian m’en narre une autre, de moi totalement inconnue, d’un autre personnage, mais dans le monde du sport cette fois. Rien de répréhensible à priori. Tout le monde est consentant et majeur, selon les critères actuels. Mais je dois dire, que je ne connaissais pas la vie sentimentale débridée de Anquetil, 5 fois vainqueur du Tour de France rappelons-le et qui a été racontée par sa propre fille, dans un livre plein d’amour, parait-il, pour cette homme qui, tenez-vous bien, épouse la femme de celui qui l’a pourtant accueilli chez lui et dont elle avait eu 2 enfants, une fille et un garçon. La fille, qui va être mise dans le lit du cycliste, par sa propre mère, car son mari voulait un enfant de son sang, qu’elle ne pouvait pas lui donner. Naîtra l’auteure du livre. Le garçon, dont la femme finira aussi dans les bras du coureur, c’est le cas de le dire, et de cette liaison, un autre enfant va naître. Aucune consanguinité, mais un arbre généalogique alambiqué bien compliqué à tracer, semble-t-il…

Une de mes meilleures distractions pour moi, et je l’ai déjà dit, ce sont les sciences. Et au détour d’un sujet de conversation, Christian me reparle de E. Klein et me fait même malicieusement croire l’espace d’une seconde qu’il le connaît personnellement, car j’apprécie assez ce physicien philosophe, que j’écoute avec plaisir, en podcast dans ses conférences de vulgarisation, comme quelqu’un d’autre écouterait de la musique. Je n’ai pas l’oreille musicale, mais j’ai l’oreille mathématique. Et puis si l’on m’entraîne sur le terrain de la différence entre croire et savoir, puis entre savoir et concevoir, je suis intarissable. Christian et Isabelle me laissent gentiment parler et je peux ainsi développer à mon aise, ce qui pourrait être certainement le contenu d’un livre en devenir, encore un… en devenir. La construction en direct, d’un discours cohérent, qui se complète et retombe sur ses pieds à chaque fois, est un exercice exténuant, qui me laisse après coup, vidé de toute énergie et dans un état d’ivresse agréable.

Rebondissant sur un argument sur les passeurs de savoir, Christian met sur la table une question mathématique qu’il s’était toujours posée et qu’aucun professeur n’avait su lui répondre de façon claire. Pourquoi dans une opération de multiplication… moins par moins fait il plus ? Christian me prend au dépourvu. J’ai l’esprit émoussé et l’explication ne me vient pas tout de suite car mes pensées sont interrompues par des mouvements de chaises, parce qu’il commence à bruiner et nous devons nous réfugier sur des tables, plus à l’intérieur, qui sont protégées sous un auvent. L’un après l’autre nous en profitons pour aller aux toilettes, mais chose étrange, pour y accéder il faut passer par une petite salle de cinéma où l’on projette un film. C’est très discret.

Là, à l’abri, sous de grands arbres, Christian revient sur leurs déboires, avec Isabelle, lors de leur départ à l’aéroport de Nantes. Oui, parce qu’ils ont pris un vol direct Nantes -Venise. Ils pensaient être à jour des contraintes. Ils avaient le billet, bien sûr, le vaccin et donc le pass sanitaire aussi… mais c’était sans compter ce qu’allait exiger l’agent à l’entrée de l’aérogare. Il filtrait et demandait un « plf »!!! En anglais dans le texte… un « passenger locator form ». Et lorsque Christian me montre de quoi il s’agit, sur l’écran de son portable, j’en suis estomaqué. En français cela devient « fiche de traçabilité du passager » C’est le mot « traçabilité » qui est choquant. C’est donc un « qr code » comme un tampon d’encre comestible, sur un quartier de viande dans un entrepôt, pour en connaître l’origine. Si après cela il y a encore des gens qui ont un doute quant au but poursuivi par une certaine classe dirigeante, sinon instigatrice, du moins complice… qu’ils ouvrent les yeux. Toujours est-il qu’à l’aéroport de Nantes c’est la panique. A’ cause de la lenteur pour accéder au site web où sont conservés les « plf », Christian, sa femme, et la foule des autres passagers, qui tentaient eux aussi d’accéder au site, ont vu venir le moment où l’avion allait décoller sans eux ! Miraculeusement à la dernière minute, le sésame s’est finalement affiché sur leurs écrans de téléphone et ils ont pu aller s’embarquer.

Pour la soirée, car le ciel se brunit, comme on dit ici en Italie, Christian et Isabelle voudraient m’amener maintenant dans le quartier de leur hôtel, surtout que Christian voudrait y récupérer un débardeur, car la fraîcheur est en train de tomber avec la nuit. Moi-même, je viens de faire un rapide aller et retour à mon hébergement pour prendre mon manteau. Et dire que j’avais hésité à l’emmener en faisant ma valise. Bien chaudement emmitouflés, nous voilà donc marchant pour ensuite nous enfoncer dans les ruelles étroites après San Zaccaria. Les prix des assiettes de tous ces bistrots rivalisant dans l’exorbitant, nous n’avons pas trop le choix et nous nous arrêtons rapidement sur une grande terrasse, malgré l’étroitesse de la rue. De la terrasse, décidément glaciale, nous migrons vers l’intérieur, mais encore ouvert sur l’extérieur. Le garçon me fait grâce de mon pass, que je n’ai pas. Christian avait des envies de pâtes piquantes. Ce sera donc un plat de pâtes pour Christian et moi, mais une pizza pour sa femme. Le parcours de la carte m’a fait découvrir une bouteille de Primitivo des Pouilles. Depuis le temps que mon cousin Aurelio m’en parle, voilà l’occasion de le goûter et donc je le commande. Le premier verre est enthousiasmant… le deuxième, moins… c’est une demi-déception. Tout autour de nous, les tables sont occupées par des couples des plus hétéroclites. Ceux qui attirent notre attention sont des couples d’américains et en particulier un couple de jeunes filles, qui peut-être, s’étant rendues compte d’avoir à faire à des co-nationaux, à la fin de leur repas, ont changé de table pour aller boire un digestif auprès d’un autre couple qui semblait passer une soirée à bourse déliée…

Christian raconte une anecdote sur sa mère et j’y reconnais des similitudes avec l’histoire récente de la mienne. Alors que, depuis Nantes, il est en contact journalier avec sa mère, qui vit seule à Antony, un jour, le coup de fil n’obtient pas de réponse. Inquiétude, bien sûr, surtout après avoir fait intervenir les voisins, qui trouvent porte close. Alors que Christian s’apprêtait à prendre le train pour Paris, craignant que sa mère ne soit tombée et dans l’impossibilité de se relever, elle finit par répondre au téléphone. Elle était sortie et elle ne retrouvait plus ses clefs pour rentrer. Cette peur qu’elle a pris et qu’elle a fait prendre à toute la famille l’a décidée de se rapprocher de son fils, en venant habiter à Nantes. Depuis, l’appartement de Allée des Platanes a été vendu, et Christian n’a jamais remis les pieds sur les lieux de son enfance.

Moi je lui dis que j’y reviens, au moins une fois par an, en pèlerinage, peut-être en prenant au pied de la lettre l’adage que nous ressassait inlassablement ma mère. « N’oubliez pas, allée des platanes ». Mais en fait, c’était une image bien sûr. Ma mère voulait dire : N’oubliez pas de vivre comme je vous l’ai enseigné à Allée des Platanes… c’est à dire avec l’esprit de travail et de sacrifice, comme elle avait l’habitude de dire. Une profession de foi en quelque sorte… et c’est vrai que nous, enfants, chez ma mère, nous avions une vie quasi monacale… En fait, en faisant une analyse plus fine maintenant, je pourrais dire que je revenais Allée des Platanes pour faire plaisir à ma mère, pour l’occasion de lui dire que je n’avais pas oublié. Je faisais des photos aussi, pour les lui montrer et parfois je l’appelais carrément au téléphone et lui demandais de deviner où je me trouvais. Mais je dois dire, que souvent et surtout dans les derniers temps, je ne trouvais pas l’écoute complice à laquelle je m’attendais, peut-être parce que ma mère avait tourné la page ou trouvait sans doute, que j’outrepassais un peu la symbolique… Et maintenant qu’elle n’est plus là, je me demande si je vais y revenir aussi souvent ou du moins trouver quelqu’un d’autre à qui le raconter… Et c’est là évidemment, tout l’intérêt des textes que je rédige…

J’aime la narration et j’ai donc plaisir, là, à Venise, à écouter Christian qui poursuit son récit, sur Alberto et sur leurs autres camarades de jeu, qui n’étaient pas de ma génération, mais dont l’évocation des noms, réveillent en moi des neurones endormis depuis des lustres. Mais depuis combien de décennies n’avais-je plus entendu ces noms ? Moi avec mes camarades, nous avions des arcs et des flèches. Christian, avec ses camarades, jouaient au lance pierre, avec lequel il avait quand même fait un trou dans la porte du voisin, à Antony, comme mon cousin Aurelio avait cassé le vitrail de l’église de La Carnia. Sans doute que nos deux générations avaient des références culturelles différentes. Moi je jouais aux cowboys et aux indiens et la génération de Christian peut-être jouait-elle aux mauvais garçons ?…

Je raconte encore une fois à Christian, et maintenant aussi à Isabelle, le lien qui l’unit à mon cousin Gianni, de la même génération donc ou plutôt l’unissait car il est mort un mois avant ma mère, à la fin de l’année dernière. On peut dire que, si Christian était l’ami d’enfance de Alberto côté français, notre cousin Gianni était l’ami d’enfance d’Alberto côté italien. Et je refais le récit de cette funeste matinée d’avril 2011 où Christian et Gianni avaient tous les deux appelé à quelques minutes d’intervalle, alors que j’étais au chevet de Alberto. J’étais sorti de la chambre de l’hôpital, pour répondre à l’un et je n’avais pas eu le temps de revenir que l’autre appelait. Et en regagnant  la chambre, c’est des deux appels à la fois que j’ai rendu compte à Alberto. Il avait les yeux fermés depuis plusieurs heures déjà et à entendre sa respiration, il semblait lutter. Je me suis approché de son oreille et je lui ai simplement soufflé ces mots: « Christian et Gianni viennent d’appeler ». Je suis certain qu’il m’a entendu. C’est sans doute la vision de ces deux mondes féeriques de son enfance qui l’a apaisé et qui lui a consenti de lâcher prise car… c’est à ce moment précis que mon frère Alberto a arrêté de respirer.

Christian est sous le coup de l’émotion. De quoi parler après cela ? Il vaut mieux peut-être rentrer, surtout que demain, Christian et Isabelle vont devoir se lever à des heures impossibles, car ils ont été prévenus que l’heure de leur décollage a été arbitrairement et passablement avancée… On se sépare, dans la nuit, une fois revenus à nouveau sur le quai des Schiavoni. Je les laisse à leur hôtel et je reprends la direction de Don Bosco où j’arrive à 22H passées. Normalement je devrais être tranquille ce soir, car la réceptionniste, ce matin, m’avait dit que je serai seul dans mon aile du bâtiment. Personne à côté. Personne au-dessus. Je m’installe, comme la veille pour écrire mes notes de la journée, lorsque j’entends des pas au-dessus de moi et une radio qui se met en marche et qui fait le résumé de la défaite de l’Italie face à l’Espagne, après un record battu de matchs sans défaites. Soit, mais moi c’est le silence que j’apprécierais… Et comme cela ne semble pas vouloir s’arrêter, je monte à l’étage au dessus, taper à la porte d’où vient la nuisance, mais d’où je n’ai pas de réponse. Je redescends dans ma chambre et je compose le numéro du poste du réceptionniste de nuit, qui figure sur la brochure de la chambre et… je vous le donne en mille… j’entends la sonnerie retentir à l’étage au dessus. Je ne sais pas pourquoi, mais je m’attendais à ce gag. On décroche, je m’explique, la radio s’arrête, je peux continuer à écrire. Mais je me pose la question tout de même… si c’est la personne en charge de maintenir le silence qui crée le tapage nocturne… à qui s’adresser alors ?



suite… demain 8 octobre…»

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