Je suis en train de me promener sur les quais de Seine, en ce 1er septembre 2017, lorsque soudain, je note quelque chose d’incroyable sur l’étalage d’un bouquiniste, rive gauche. Je fais souvent cette promenade qui consiste à traverser la Seine pour aller m’asseoir au jardin du Luxembourg, puis au retour, de revenir retraverser le fleuve par un autre chemin. Je jette, bien sûr au passage, un coup d’oeil distrait, sur le contenu de ces grosses caisses de bois de couleur verte, accrochées aux murets de pierre sur les berges. En soi, juste la vue de ce bazar hétéroclite, est un spectacle séduisant. Secrètement j’espère toujours tomber sur un objet, non pas de valeur, mais qui me parle. Et ce que j’entends par là, c’est qu’il me parle de mon passé. Les objets les plus ordinaires que j’ai pu acheter dans des brocantes sont des vieilles bandes dessinées de mon enfance. Mais là, je ne m’attendais pas du tout à ce que ce soit une si vieille bande dessinée. Je viens à peine de traverser la rue, et au premier étalage, je m’arrête net. Je m’approche pour voir de plus près ce livret cartonné accroché avec des pinces à linge sur un fil en travers de la boîte du bouquiniste. Je mesure ma chance qu’il ait été mis, comme cela, en devanture car autrement je serais passé sans le voir.
Cette couverture, je la reconnais immédiatement. Et pourtant cette image, cela doit bien faire bien plus de cinquante ans que je ne l’ai pas vue. Dans quelle partie profonde de mon cerveau était-elle enterrée, pour que, il y a à peine une seconde je n’en sache plus rien, et maintenant qu’elle est revenue à la surface, aussi familière, aussi chargée d’émotions, elle délivre son flot de souvenirs qui lui sont attachés.
C’est un livret pour enfants. Quand j’étais petit, chez ma mère, les jouets et les livres étaient une chose rare et le peu qu’il y avait, peuplait notre quotidien durant des années et des années. Nous n’avions pas trop le choix, que de tourner et retourner dans les mains, ces objets, toujours les mêmes, jusqu’à en apprendre chaque détails, aussi futiles soient-ils. Puis usés jusqu’à la corde, ils étaient jetés. Ma mère jetait tout ce qui était trop abîmé pour être réparé ou pour être donné. Et ces jouets et ces livres continuaient juste à vivre dans ma tête, par la force des choses…
Le bouquiniste a bien vu mon ébahissement et il s’approche. J’ai bien conscience que maintenant cela va être compliqué de négocier un prix et que je vais devoir accepter ce qu’il va me demander. Car j’ai bien entendu l’intention de l’acheter. Impossible de laisser passer une telle occasion. Ce sera sans doute maintenant, le plus vieil artefact dans ma collection d’antiquités de mon passé. Mais avant cela, bien sûr, il faut y jeter un coup d’oeil. Je lui montre donc du doigt le livret et je lui demande si je peux le consulter, surtout que je viens de me rendre compte qu’il est sous cellophane. Il le décroche, le déballe et me le tend .
Je regarde incrédule, ce dessin et ces couleurs des années soixante et j’en relis encore une fois le titre: « Petzi et la baleine ». Je le prends en main comme une relique. Il a bien l’air d’époque. Je vais tout de suite voir la date de parution. Je lis 1958. J’ai dû avoir un exemplaire de ce livret, entre les doigts, au tout début des années 60. La couverture représente une baleine, qui dans l’imaginaire des enfants, ressemble plus à un cachalot, en fait, et qui sourit, avec sur son dos, les protagonistes de l’histoire.
Je détailles la tête et la bouche de la baleine et je m’aperçois que je retrouve imprimés dans ma mémoire tous ces traits, toutes ces courbes, pour la bonne et simple raison que j’ai dû, sans aucun doute, les décalquer, pour un travail en classe ou même pour le plaisir. C’était une des occupations principales des enfants de ma génération. Décalquer. La photocopie n’existait pas comme on l’entend aujourd’hui. Décalquer était le seul moyen facile de reproduire un dessin, pour ensuite le colorier par exemple…
Mais le papier calque, même s’il devait certainement exister, moi, en tout cas à l’époque, je n’en avais jamais vu. En fait ma mère conservait soigneusement l’emballage semi transparent du jambon, que nous achetions sur le marché, pour que nous puissions jouer avec… jouer à décalquer. Chaque feuille était défroissée le plus possible, utilisée et réutilisée, les formes étaient imbriquées, superposées et la feuille n’était jetée que lorsque, usée, elle se déchirait à force de crayonner le verso pour reproduire le dessin.
Evidemment sur la couverture que j’ai dans les mains en 2017, il n’y a pas de traces appuyées sur les traits du dessin, qui n’a donc pas été décalqué, puisque cet exemplaire n’est pas le mien. Tenant le livret débout par la tranche, je commence à le feuilleter religieusement. Et c’est incroyable comme je reconnais chaque page, chaque case de la bande dessinée. Je scanne complètement tout le livret le soir même. Vous en trouverez une copie ici plus bas, que vous pourrez lire plus tard à loisir, car je vous propose maintenant de m’accompagner juste sur quelques cases emblématiques…
La forme de la bande dessinée est quelque peu surannée, même pour l’époque, où les bulles existaient déjà, mais ces dessins ressemblent plus à des images d’Épinal, avec ces dialogues qui sont écrits en dessous du dessin. Seule originalité, la tête du personnage est rajoutée, pour indiquer qui parle… Il y a Petzi, le petit ours, le héros semble-t-il, et ses faire-valoir, Riki le pélican, Pingo le pingouin, l’Amiral le phoque et Caroline la petite tortue. Deux choses sur cette tortue. Le nom d’abord. Je l’avais oublié, mais je comprends maintenant d’où venait le nom de la tortue terrestre que ma mère nous avait acheté, comme animal de compagnie. Gamins, nous n’avions pas fait preuve de beaucoup d’imagination pour lui trouver un nom. Et puis regardez bien… ce personnage ne vous en rappelle-il pas un autre, qu’il a sans doute peut-être inspiré d’ailleurs ? Cette histoire parallèle, au coin de l’image, avec ici le gag des cartes de la réussite qui finissent à la mer, à cause du tangage du bateau, ne vous fait-elle pas irrésistiblement penser, que cette petite tortue serait le parent de la petite coccinelle de Gotlib ?
Les images dépouillées, les couleurs vives, sont la caractéristique des livrets pour enfants. Les détails rajoutés sont très pratiques pour servir de support lorsque un parent doit raconter l’histoire à un tout petit, en attirant son attention et en augmentant grandement le temps passé sur chaque case. Mais nous, il me semble bien que nous savions déjà lire ou alors, c’est que nous avons gardé ce livret assez longtemps pour que je me souvienne des textes. Car il y a ici cette réplique, qui nous a longtemps accompagné dans nos jeux et qui ne doit, sans doute, exister que dans la version française. Au passage, je viens d’apprendre sur Internet, que la série Petzi est d’origine danoise, grand classique du genre là-bas, qu’elle a été rééditée jusqu’à aujourd’hui et qu’on trouve même des albums neufs à la fnac.
Lisez bien. Petzi fait ce jeu de mot calamiteux : « [le moteur s’est arrêté parce que] c’est le ventilateur qui a soufflé les bougies » Bien sûr, à l’époque, et nous n’avions même pas de voiture, je n’avais pas compris. Je me souviens bien que c’est notre frère Alberto, de 6 ans notre aîné, à moi et mon petit frère, qui nous avait expliqué l’allusion. J’ai toujours été assez ingénu pour poser des questions innocentes, comme le jour où, entendant la tondeuse à gazon du gardien de la cité, qui pétaradait sur l’immense pelouse de la résidence, j’ai demandé à mon frère Alberto, si c’était ça que l’on appelait un moteur à explosion. Evidemment, il a éclaté de rire. Mais j’ai aussi appris depuis, que celui qui n’ose pas poser de questions reste, malheureusement pour lui, seulement dans la croyance de son savoir… Tout le monde sait évidemment qu’il n’y a rien de mieux que de comprendre ses expériences de jeunesse pour se construire sa vie d’adulte.
Alors maintenant, si vous voulez revenir en arrière de cinquante ans, et vous mettre dans la tête d’un gosse des années ’60, cliquez pour télécharger le .pdf ici : Petzi et la baleine